Une Phénoménologie du Regard de l’Écriture et des Aveugles de la Méthode Historico-Critique

Cy a-t-il une phénoménologie de l’Écriture Sainte? Dominique Janicaud ne nous a-t-il pas dit que phénoménologie et théologie ne devraient jamais se mélanger, que depuis la phénoménologie de Husserl repose sur un “ bracketing ” méthodologique de la foi ?[1] De plus, même si l’on pouvait dépasser de tels scrupules, ne donnerait-on pas autant de phénoménologies qu’il y a de lecteurs ou d’approches du texte?[2] À quoi servirait un tel catalogue?

Ces objections ne conservent leur force que tant que nous considérons la phénoménologie comme un projet scientifique de description pure et neutre. Mais après la postmodernité, ne sommes-nous pas bénis de tels préjugés? Ne sommes-nous pas libres de considérer qu’aller “ aux choses elles-mêmes” pourrait nécessiter des perspectives accessibles uniquement aux yeux de la foi ? Et certains objets (ou textes) n’appellent-ils pas eux-mêmes un certain regard ?

C’est juste la prétention chrétienne fondamentale concernant l’Écriture Sainte. Si la Bible constitue vraiment une révélation divine, l’approcher à juste titre nécessite un certain regard ou une certaine façon de voir (a normatif phénoménologie), ainsi qu’un horizon-monde particulier ou une position vis-à-vis du réel (a normatif ontologie). Cette phénoménologie et cette ontologie scripturaires nécessitent une conversion: un renversement de notre “attitude naturelle.” Sur le plan phénoménologique, plutôt que de dominer le texte par notre regard, nous nous retrouvons, dans la phrase mémorable de Jean-Louis Chrétien, “ sous le regard de la Bible.“Au niveau de l’ontologie, comme le décrit George Lindbeck, « c’est le texte. . . qui absorbe le monde, plutôt que le monde le texte.”[3]

Depuis leur développement, les approches historico-critiques de la Bible ont été accusées de contourner la tradition et le magistère, de supplanter l’allégorie et la typologie et de dissimuler un parti pris sceptique derrière une neutralité feinte. Au-delà de ces diagnostics, la phénoménologie normative et l’ontologie de l’Écriture mettent en lumière un danger plus fondamental : un regard incompatible avec la vision de l’Écriture comme divinement révélée. La méthode critique historique tend à résister au renversement phénoménologique auquel le Mot appelle, érigeant un regard souverain et projetant un horizon-monde alternatif.

Nous nous appuierons principalement sur les travaux du phénoménologue français Jean-Louis Chrétien et le théologien dominicain Fr. Olivier-Thomas Venard, pour esquisser d’abord la phénoménologie normative et l’ontologie de l’Écriture et comment elle inverse la relation normale entre sujet et objet, texte et monde. Plus tard, nous explorerons comment les approches historico-critiques dominantes cultivent un regard qui résiste systématiquement à ce renversement scripturaire. La conclusion montre brièvement comment les ”outils » de la critique historique pourraient être réinterprétés et rachetés, soumis au regard des Écritures.

” Sous le regard de la Bible  » : Un renversement phénoménologique

Même au niveau naturel, le regard n’est jamais univoque ou souverain, car chaque chose établit ses propres protocoles de vision. La maîtrise rêvée par la subjectivité moderne est démasquée même par des cas banals du sens de la vue. Comme l’explique Maurice Merleau-Ponty, “pour chaque objet, comme pour chaque image dans une galerie d’art, il y a une distance optimale à partir de laquelle il nécessite d’être vu.”[4] Par essais et erreurs, et l’habitude sédimentée dans les muscles de nos yeux et de notre corps, nous obtenons une “adhérence” optimale sur le spectacle. Cette « emprise », cependant, nécessite dépossession et déplacement, se soumettant aux conditions du visible. Nous choisissons un regard qui répond au “regard » primordial du monde, inscrivant une sorte de retournement de la vision en tant que telle: “ la vision [le voyant] exerce, il subit aussi des choses. . . le voyant et le visible se rendent réciproquement et nous ne savons plus qui voit et qui est vu.”[5] Parce que les choses égard nous, nous devons apprendre d’eux les moyens d’approche uniques qui débloqueront le secret de leur visibilité.

Il en est de même des textes, selon Jean-Louis Chrétien “  » tout livre contient des indications sur la manière appropriée de le lire ” ; “ les lecteurs sont eux-mêmes lus par les livres qu’ils lisent.”[6] Notre regard est accueilli par un regard qui s’éveille dans le texte.[7] De nouvelles perspectives ne s’ouvrent que si nous nous soumettons à être fouillés et exposés par ce qu’un livre a à dire.

Chrétien nous demande alors :  » Pourquoi alors la Sainte Bible le ferait-elle ? . . soyez la seule exception à cette règle, malgré les hauteurs stupéfiantes à partir desquelles certains futurs spécialistes des « études religieuses » voient l’Écriture, pour qui la lecture n’enseigne rien d’autre que ce qu’ils pensaient déjà savoir?”[8] Comme dans tous les cas de lecture, nous ne pouvons pas apporter avec nous un priori regardL’Écriture doit nous apprendre comment elle doit être lue. Notre regard doit être former en reconnaissant une autre vision au travail. Selon Chrétien, “ la Sainte Bible elle-même. . . prescrit [comment] nous devrions le lire aujourd’hui.”[9] Car comme l’explique Chrétien, ce n’est pas n’importe quel cas de lecture:

Nous . . . ayez la possibilité de tenir dans nos mains, de scanner avec nos yeux, de placer à notre chevet ou sur notre étagère la Parole même de Dieu. . . cela nous a sortis du néant et nous a sauvés. . . La Sainte Bible met à notre disposition la sainteté inaccessible du Dieu vivant.[10]

Les Écritures sont révélées, inspirées, et ainsi le regard transmis par leurs pages appartient à Dieu lui-même. Psaume 11:4 dit que le Seigneur “les yeux voient, ses paupières éprouvent, les enfants des hommes. » Comme le résume Chrétien la lecture de ce passage par Augustin, la Bible constitue “ le long regard de Dieu vers nous, paupières ouvertes dans les pages claires, paupières fermées dans les pages obscures.”[11]

L’auteur des Hébreux décrit le regard de la parole de Dieu comme “plus tranchant que n’importe quelle épée à deux tranchants, perçant même jusqu’à la division de l’âme et de l’esprit, et des articulations et de la moelle. . . un discerneur des pensées et des intentions du cœur. . . toutes choses sont nues et ouvertes” aux yeux de Dieu (He 4:12). Ici, les rôles de critique et d’objet de critique sont inversés (Chrétien note que le mot grec traduit par “ discerner ” ici est krykos).[12]

La question brûlante qui se pose à un exégète est de savoir comment répondre au regard critique des Écritures, en respectant le “caractère divin-humain de la Sainte Bible.”[13] Comme le dit Chrétien “  » L’affirmation de l’inspiration des Écritures est. . . prescriptif quant à la manière ou aux manières dont nous pouvons les lire et les utiliser.”[14] La formulation de Venard est remarquablement similaire: “la première tâche du théologien est de recevoir l’Écriture comme sainte”; il y a “ un mode de lecture spécifique correspondant à la poétique biblique, un mode de lecture qui admet le réalisme du divin.”[15]

Quelle façon de voir, quelle position vis-à-vis du réel, correspondent à la lecture des Écritures comme inspirée ? Quelles sont les caractéristiques de cette phénoménologie et de cette ontologie scripturaires normatives ? J’en esquisserai brièvement trois : les deux premiers principalement phénoménologiques et le troisième dans un registre plus ontologique.

Premièrement, une phénoménologie de l’Écriture telle que révélée nous place “sous le regard de la Bible”, inversant la priorité du regard magistral du sujet. Alors que comprendre est généralement égal, Chrétien écrit que l' » incommensurabilité entre moi et la Parole. . . est une situation totalement différente de ma confrontation avec les plus hautes œuvres du génie humain.”[16] Plutôt que de m’installer comme juge du texte ou même son égal, je rencontre un regard qui me précède et me dépasse à jamais. La parole de Dieu est souveraine et pour sa venue, je ne pourrai jamais être « préparé, et encore moins armé.”[17] Chaque identité que je construirais par moi-même est brisée, chaque regard repoussé ; ce n’est que dans le miroir des Écritures que mes yeux sont ouverts et qu’une pierre avec un nouveau nom écrit dessus m’a été promise (Apoc 2:17).

Le Psaume 139 présente une phénoménologie de ce regard scripturaire,  » immémorial“ et  » infiniment plus fort que moi « ”[18]Tes yeux ont vu ma substance ”dans le ventre de ma mère“, dans ton livre tous mes membres ont été écrits. . . alors qu’il n’y en avait pas encore ” (Psaume 139:16). Je ne suis constitué que comme sujet sous le regard des Écritures, qui sont le vecteur de mon devenir. Plutôt que de mesurer, je suis mesuré : “Une telle connaissance est trop merveilleuse pour moi; elle est élevée, je ne peux l’atteindre ” (Psaume 139:6). Où, en effet, puis-je fuir le renversement exigé par une telle présence ?

Deuxièmement, une phénoménologie de l’Écriture telle que révélée nous coûte “quelque chose de nous-mêmes”, inversant un regard désintéressé en nous mettant en jeu, corps et âme. Bien que la Parole soit souveraine, Chrétien insiste sur le fait qu’“ il ne s’agit pas d’adopter une attitude passive. . . dans lequel nous nous attendrions à ce que la Parole de Dieu fasse tout, juste en quelque sorte se déchiffrer en nous tous par elle-même.”[19] Être lu, c’est m’offrir au regard divin, détruire « toute prétention » en moi “cela s’oppose à la connaissance de Dieu ” (2 Co 10, 5).

Cette transformation « suppose des actes constants de notre part », à la fois prière pour l’illumination divine et travail d’interprétation et d’actualisation.[20] Comme le dit Chrétien, alors que “ s’approprier la Bible est toujours en même temps une désapprobation ”, notre regard n’est pas aboli mais devient plus indispensable que jamais.[21] Telle est la logique de l’excès: précisément parce que, selon les paroles de Sirach 43“ « même le Seigneur dépassera de loin », « étends toutes tes forces. »Ce n’est qu’en sollicitant au maximum tous nos pouvoirs d’interprétation que nous pourrons tirer profit d’une défaite sainte des mains de la Parole, comme Jacob qui n’a reçu la bénédiction du Seigneur qu’en luttant avec l’ange, en s’en allant en boitant.

Le regard pénétrant de l’inspiration divine rend la neutralité impossible, comme l’explique Chrétien : “ c’est pour vous aussi que Dieu parle dans ce texte, il s’adresse à vous et il concerne la question de la vie ou de la mort et celle de votre salut.”[22] La lecture des Écritures est donc  » coûteuse. . . puisque le prix ou le prix d’entrée est quelque chose de nous-mêmes.”[23] Le regard scripturaire nous met à nu, exigeant une lecture “exposée” ou “blessée” dans laquelle nous nous offrons entièrement.[24]

Troisièmement, une ontologie de l’Écriture en tant que révélation divine ouvre le “nouveau monde étrange de la Bible”, inversant toute tentative de cartographier le texte sur un horizon du monde extérieur qui définirait le “vraiment réel.”[25] L’Écriture ouvre un nouvel espace et un nouveau temps auxquels nous sommes invités à participer. Selon les mots de Venard “  » Le livre, dans lectio divina, être . . . un monde où l’on voyage.”[26] Lorsque j’ouvre les Écritures, j’échappe aux limites strictes du temps et de l’espace ”empiriques ». Comme l’écrit Chrétien, je rencontre le « maître et seigneur du temps“ qui m’ouvre l’” aujourd’hui  » Biblique dont parle Hébreux.[27]

Dans ce que Venard appelle “le dépassement du temps depuis l’intérieur du temps”, Noël, Pâques et la Pentecôte deviennent des réalités contemporaines auxquelles nous sommes invités, et non des événements du passé historique lointain.[28] De même, Venard explique que la Bible décrit des réalités non localisables qui deviennent les coordonnées dans lesquelles nous vivons :  » les Écritures. . . finissent par constituer une sorte de « monde » pour eux-mêmes.”[29] Cela est particulièrement clair dans l’évangile de Jean, où “les paroles de Jésus construisent une autre dimension » dans laquelle les croyants sont invités à rester.[30]

Plutôt que d’être tracés dans l’espace “empirique” et le temps linéaire, le temps et l’espace du monde scripturaire constituent l’horizon mondial le plus ultime. Selon les mots de George Lindbeck, l’Écriture effectue un renversement ontologique: “c’est le texte. . . qui absorbe le monde, plutôt que le monde le texte.”[31] Venard acquiesce :  » la primauté de la logique textuelle sur la logique référentielle ou historique est une donnée structurelle des Écritures ”, “ La littérature biblique semble enfin tricoter en mots et en phrases un univers plus réel, pour le croyant, que le monde dans lequel il vit.”[32] Tracer le temps et l’espace des Écritures dans un horizon mondial plus ultime ou considérer un autre monde comme “vraiment réel”, c’est rejeter l’invitation des Écritures inspirées à, comme Abraham, quitter notre pays pour une maison que Dieu nous montrera (Gn 12).[33]

La foi dans les Écritures inspirées telles que divinement révélées impose une phénoménologie et une ontologie normatives qui exigent un renversement, nous plaçant 1) “sous le regard de la Bible”, 2) nous coûtant “quelque chose de nous-mêmes”, et 3) ouvrant “l’étrange monde nouveau de la Bible ».”

Le Regard Historico-Critique : Résistance au Renversement scripturaire

Le Christ a parlé à ses disciples de ceux qui “voir voir pas. . . ils ne comprennent pas non plus  » (Matthieu 13:13). En effet, comme Jésus l’a dit aux pharisiens dans Jean 9, ceux qui sont les plus aveugles sont ceux qui, confrontés à la lumière venue au monde pour bannir nos ténèbres, prétendent qu’ils peuvent déjà voir par leurs propres lumières. Parfois, la critique historique restitue l’arrogance de ce regard, refusant de se soumettre à la Parole, qui seul peut, comme sur le chemin d’Emmaüs, exposer “ à [nous] dans toutes les écritures les choses qui le concernent ” (Luc 24:27).

Le problème provient de la compréhension de soi méthodologique de la critique historique. Au pire, lorsque l’accent est mis sur sa “neutralité” et son statut de “scientifique”, les approches historico-critiques de la Bible résistent systématiquement au renversement phénoménologique et ontologique décrit ci-dessus. Plutôt que de se soumettre au “ regard de la Bible ”, la critique historique tend à s’ériger en regard souverain. Plutôt que de nous coûter “quelque chose de nous-mêmes”, la neutralité historico-critique isole le lecteur des revendications du Mot. Plutôt que de nous inviter dans le “nouveau monde étrange de la Bible”, la critique historique offre un autre horizon mondial qui prétend être le “vraiment réel.”

Premièrement, les approches critiques historiques tendent à hérisser toute suggestion selon laquelle le statut du texte scripturaire tel que révélé impose un “regard” particulier qui doit conditionner le nôtre. La clé de la compréhension de soi du domaine, en dehors de quelques dissidents postmodernes, est que pour être objectif et scientifique, il doit être exempt de tout biais confessionnel. Protestants, Catholiques, Juifs et athées peuvent se rencontrer sur un terrain neutre, sans l’hétéronomie du dogme ou de l’autorité magistrale, qui doit être systématiquement mise entre crochets.

Plutôt que de laisser la question ouverte, cela reflète un rejet de la possibilité que le texte soit la médiation de la présence divine. Car si tel était le cas, un regard respectueux et soumis serait exigé de quiconque qui a souhaité aborder le texte “objectivement », c’est-à-dire d’une manière qui corresponde à la nature de l’objet en question. Seul un regard ”intéressé » serait capable de déchiffrer ce que dit vraiment le texte. Mais cela contredirait l’autre moitié du rêve moderne d’objectivité: la neutralité sans engagement doctrinal.

Les approches critiques historiques, si elles veulent rester désintéressées et scientifiques, must neutraliser priori la pertinence de tout « regard » émanant de l’Écriture. Une perspective no man’s land ou de l’œil de Dieu est installée sur le texte scripturaire, sujette et incapable de résistance. Comme l’écrit Venard, dans le discours critique, “ le sujet est érigé en premier instituteur.”[34] On est libre, dans sa vie privée, de lire les Écritures comme si ils ont été révélés, mais il s’agit d’une ”perspective“ ou d’une ”option » posée par l’initiative du sujet. Ce ne peut être la reconnaissance d’un regard divin intrinsèque au texte, qui précède “ objectivement ” le sujet, liant tout lecteur, croyant ou non.[35] Le renversement phénoménologique proposé par les Écritures est la seule chose que la critique historique ne peut tolérer.

Deuxièmement, cette même neutralité garantit que la lecture des Écritures ne peut pas nous coûter « quelque chose de nous-mêmes. »Avec des engagements confessionnels entre crochets, le lecteur ne peut pas être impliqué dans sa lecture. Comme le dit Chrétien,

[Dans une partie importante]. . . de l’exégèse appelée à tort  » critique « . . .  la seule chose à l’abri de toute critique est l’exégète lui-même. . . caché comme il est derrière les monticules de limes et de gloses comme Adam déchu, afin de ne pas répondre à la question de Dieu qui lui demande :  » où es-tu ? » et  » qui es-tu ?”[36]

La critique ne peut être qu’une forme plus sophistiquée des feuilles de figuier que nos premiers parents ont faites pour couvrir leur nudité devant le regard divin.

Enfin, les approches critiques historiques barrent les portes du « nouveau monde étrange de la Bible. »La bourse historique de Jésus prétend accéder au réel Jésus de l’histoire, caché derrière les paroles attribuées au Christ de la foi. De même, les critiques essaient souvent de percer les voiles mythologiques du récit scripturaire pour “ce qui s’est réellement passé.”Dans cette ontologie, les Écritures, ou les paroles du Christ, ne sont plus notre accès à ce qui est le plus réel, dans lequel nous devons rester, mais un obstacle au réel. Au mieux, si les événements ou les mots enregistrés passent la barre historico-critique, leur poids ontologique est conféré par le monde empirique, qui représente le “vraiment réel.”

De même, la critique historique tend à projeter un horizon mondial alternatif. Venard note que lorsqu’on lui présente la prétention scripturaire d’inverser “l’ordre normal attendu entre le texte et la réalité”, “l’esprit critique moderne” répond avec suspicion.[37] Plutôt que de placer un espace et un temps empiriques dans le monde des Écritures, les approches critiques historiques traduisent et réduisent impitoyablement les Écritures à un temps linéaire et à un espace circonscrit. À l’opposé du fameux dicton de Lindbeck, le monde avale le texte. Ceux qui sont emprisonnés par le regard critique historique sont incapables, comme Abraham, de tracer leur existence de pèlerin sur le fond d’une Terre connue uniquement par les paroles révélées d’une promesse. Au lieu de cela, ils ne peuvent que regarder en arrière, comme la femme de Lot, vers une ville aux contours familiers.

Soumettre la critique au regard de la Bible

Vouloir inverser le regard historico-critique, c’est inévitablement inviter à l’accusation de fondamentalisme. Accepter la phénoménologie normative et l’ontologie de l’Écriture signifie-t-il jeter entièrement la boîte à outils critique?

Non; les problèmes que j’ai mis en évidence ci-dessus ne sont pas endémiques aux “outils” historico-critiques: les études sur l’histoire de la rédaction, la datation et la paternité, l’influence intertextuelle et les variations textuelles restent légitimes. La question est de savoir quel regard mobilise leur usage : la perspective souveraine du critique ou un regard obéissant à la Parole. De plus, l’herméneutique fondamentaliste partage en fait une hypothèse clé avec la critique historique à laquelle elle s’oppose: les deux ne peuvent imaginer le réel que dans les limites de l’espace et du temps empiriques.

Au lieu de cela, sous le regard de la Bible, la “critique” reconceptualisera sa tâche; les anciens outils seront mis à de nouveaux usages. Fini, bien sûr, toute prétention à la neutralité scientifique; les engagements confessionnels sont de retour en jeu. L’Écriture doit à chaque instant être traitée avec révérence comme le discours vivant de Dieu. Pourtant, la  » critique  » historique peut survivre à un retournement phénoménologique, devenant un moyen de s’ouvrir au regard perçant de la Parole.

Au mieux, plutôt que la maîtrise, la contextualisation historique peut être un moyen de dépouiller nos défenses, de nous diffamer devant un texte que nous pensions connaître mais dans lequel nous avions projeté des préjugés modernes. Sa vigilance peut démanteler des lectures paresseuses ou déformées qui ne font que nous refléter, l’étrangeté de l’ancien nous préparant à de nouvelles rencontres avec la Parole qui est toujours nouvelle.

De même, la découverte de parallèles intertextuels et de l’histoire de la rédaction, aussi conjecturale soit-elle, peut accroître notre émerveillement devant les chemins longs et détournés que Dieu était prêt à emprunter pour nous parler. Se soumettre au regard des Écritures ne laissera aucun aspect de la critique historique intact, jusqu’à ce que “toute pensée” soit captive “de l’obéissance du Christ” (2 Co 10, 5).

Pour être lu par les Ecritures, chaque outil doit être déployé, consommé dans un saint sacrifice au Dieu toujours plus grand. La meilleure critique historique peut être, comme celle de Thomas Summa, rien que de la paille avant la Parole. Mais plutôt que du chaume qui sera brûlé au jugement (1 Co 3:12), que ce soit de la paille pour la crèche dans laquelle le Christ a été couché, allumant le feu que le Christ est venu allumer sur la terre (Luc 12:49).


[2] Jean-Louis Chrétien, Sous le regard de la Bible, traduit par John Marson Dunaway (New York : Fordham, 2008), 8.

[3] Jean-Pierre Gignac, La Nature de la Doctrine: Religion et Théologie à l’ère postlibérale (Louisville : Westminster John Knox), 118.

[4] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception (Londres : Routledge, 2005), 302.

[5] Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible (Evanston : Northwestern, 1968), 139.

[6] Sous le Regard, 1, ix.

[8] Ibid., ix-x.

[15] Olivier-Thomas Venard, Pagina sacra : le passage de l’écriture sainte à l’écriture théologique (Paris : Cerf, 2009), 353.

[16] Sous le Regard, 9.

[25] La phrase vient du titre d’un essai de Karl Barth.

[26] Pagina sacra, 394.

[27] Sous le regard, 4

[28] Pagina sacra, 119, Sous le regard, 4.

[29] Pagina sacra, 119.

[32] Pagina sacra, 119, 135.

[33] Olivier – Thomas Venard, Un Christ Poétique : Réflexions Thomistes sur l’Écriture, le Langage et la Réalité (Londres : T&T Clark, 2019), 54.

[34] Pagina sacra, 356.

[35] Un Christ Poétique, 79-80.

[36] Jean-Louis Chrétien, Intelligence du feu (Paris : Bayard, 2003), 9-10.

[37] Pagina sacra, 133, 135.